Nous sommes tous des robots !

L’inquiétude a grandi. Les regards se sont abaissés cherchant un refuge inatteignable. Lee Sedol venait de perdre contre Alphago. Alphago? Un programme, une expérimentation, l’intelligence artificielle… en un mot, un robot. Vous pouvez l’appeler comme vous voulez, en dire ce que vous voulez, mais il ne sert à rien de tourner autour du pot, Alphago est un robot, et compter les microprocesseurs ou les cores qui le composent n’y change rien. C’est un robot. Une machine, quoi ! Peu de temps auparavant, les robots de Boston Dynamics se dressaient en rang serré et s’apprêtaient à nous remplacer pour de bon. La messe était dite.

Et puis à la troisième partie, Lee Sedol a battu Alphago et la machine a chancelé. Le go est le jeu de société le plus humain qui soit, il implique l’humain tout entier avec sa sensibilité et son intelligence, il ne s’agit pas que de statistiques ou de calcul… Alors ? Alphago montrera qu’il a du répondant. Il étonnera la planète Go. Il gagnera 4-1 contre le champion coréen qui avant le tournoi pensait gagner avec aise. Pourquoi étions-nous inquiets soudain de cette victoire de la machine ? Parce qu’il s’agissait d’un jeu unique bien sûr, mais aussi parce que nous avions l’habitude de voir les robots comme des aides, dédiés à des tâches ingrates comme porter des charges lourdes, assurer la logistique, mais, n’entravant en rien notre intelligence supérieure. Des serviteurs tout au plus. Et puis Alphago s’avança et détruisit cette belle confiance. Lee Sedol champion réputé se trouva dévasté par la superbe de la machine. Les trois premières parties, le champion a été coupé en pièce par les coups extraordinaires de l’ordinateur. Et à la quatrième partie, la seule gagnée par Lee Sedol, ce dernier réussit à son tour un coup extraordinaire montrant une fragilité dans la cuirasse du robot. Le mot important est extraordinaire. Si l’on cesse de s’extasier, on peut, on devrait, le traduire avec du recul par improbable. En l’occurrence qui relève de l’intuition.

Le mot change avec les époques, d’abord mécanisation, machinisation, robotisation, intelligence artificielle… Comment nommerons-nous l’avenir? Espérons qu’il ne se nomme lui-même… Pendant longtemps, la question a été de savoir ce que le robot pouvait être sans l’homme (lire : pouvait espérer être sans l’homme), et puis, soudain, la question se transforme : qu’est-ce que l’homme peut être sans le robot ? Et l’homme de commencer à s’inquiéter du robot, de sa prise de pouvoir… Perdu dans nos discussions sur les goûts et les couleurs des uns et des autres, notre vision s’est sclérosée, non pas comme nous avons coutume de le répéter et comme il existe des bibliothèques de sociologie pleines à craquer, en faisant croire que c’est la culture, notre éducation, qui nous a conditionnées. Non pas que l’éducation que nous recevons ne nous conditionne, même si le mot semble mal choisi, mais il ne tient qu’à nous de créer l’alchimie entre notre nature (pour ce que nous en savons) et notre culture (pour ce que nous en comprenons). L’alchimie brouille les pistes. La première alchimie, celle de vivre et de découvrir notre nature et de la confronter à l’éducation que nous recevons et au monde autour de nous. Et l’alchimie de digérer ce que nous apprenons, de le trier et de le dépasser pour atteindre une forme de connaissance que les uns ou les autres appellent nirvana, éveil ou épiphanie…

Devons-nous craindre les robots alors que bien souvent nous sommes les premiers robots? Ne sommes-nous pas tout à fait capables de nous complaire dans des habitudes, des complaisances, du confort mou qui nous permettent de ne pas réfléchir et de nous endormir? Nous préférons nous enferrer dans des discussions stériles, des débats abscons sur la lutte des générations (quand nous cherchons à être hégéliens à la place d’Hegel et voulons rejouer éternellement le maître et le serviteur), la faute des parents ou de toute autre forme d’autorité ou institution (parce que cet anathème permet de ne surtout pas affronter son intériorité et de continuer à claironner ce qui fait figure d’esprit indépendant et libre quand il s’agit en fait d’un nouveau carcan que l’on s’inflige et dont on ne saura bientôt plus se libérer). Même pas peur des robots ! Et pour cause, nous sommes des robots ! Nous sommes les meilleurs robots du monde. Nous n’avons en rien besoin des robots pour être d’excellents robots ! Le rapport que nous avons avec la liberté est si incertain, si immature, si obscurci. Alors nous préférons mille valeurs « inférieures » (sont-elles même des valeurs, l’intérêt de la valeur n’est-il pas de nous élever, comme individu et comme communauté ?), car la liberté nous paraît toujours trop haute, toujours trop lointaine. Nous attendons éternellement une permission à la liberté, et c’est bien là que nous sommes des robots, car nous sommes des êtres de liberté, faits pour la liberté, épris de liberté. Mais il s’agit aussi d’un amour impossible, comme deux amants qui ne cessent de se tourner autour sans jamais oser s’adresser la parole alors qu’ils se consument dans l’absence l’un de l’autre. Que nous faudrait-il pour retrouver le sens de la liberté ? Il apparaît si évident qu’il ne dépend que de nous… ou des robots ? En effet, Lee Sedol à la quatrième partie sembla soudain revenir de sa surprise des premières parties et son coup fulgurant, ce coup 78, a immobilisé Alphago. Il l’a figé. Alphago n’a eu d’issue que de jeter l’éponge. Et c’est bien là, un nouveau tour de force de l’homme, un tour de force qui dit son avenir proche et lointain, un tour de force qui définit son éternité : il invente un super robot capable de l’imiter, capable de le battre même et capable de le remettre en question, à défaut de se remettre en question lui-même, il invente celui qui pourra le sortir de lui-même, le libérer des oripeaux dont il s’accoutre et lui rappeler qui il est. Vraiment.

«Il est bien des merveilles en ce monde, il n’en est pas de plus grande que l’homme.»

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